Le dissensus qui met en tension
« L’écart met sous tension ce qu’il a séparé et le découvre l’un par l’autre, le réfléchit l’un dans l’autre » Le philosophe François Jullien oppose la notion d’écart à celle de différence. Avec ce concept « d’écart » il cherche un moyen de ne pas découper les choses de façon séparée et exclusive. Pour la science, la différence est ce qui permet de distinguer des faits pour parvenir à les classer suivant des critères, à en donner une définition stable ou statique. L’écart est au contraire une notion que l’on pourrait davantage rattacher à l’art, à la poétique comme l’écrit Glissant : « Dans la pratique binaire, l’exclusion est la règle (ou bien, ou bien) alors que le poétique vise l’écart - qui n’est pas l’exclusion mais le dépassement réalisé d’une différence ».
L’écart vise le mouvement, montre les dynamiques d’actions diverses face à un même problème ou phénomène. Il pose la question du comment plutôt que celle du quoi ? Quelles sont les manières à l’oeuvre dans ce que nous observons ici, là bas, plus loin ? L’architecture peut tirer quelques leçons de ce savant distingo entre écart et différence. D’abord tenter de privilégier l’exploration des situations sur l’identification des objets. Mais aussi, en tout projet, organiser un regard en miroir sur ce que l’on aborde, informer ce que l’on voit par d’autres sources, créer des dissensus, des écarts.
Les extensions industrielles en façade du projet de réhabilitation des immeubles GHI à Bordeaux peuvent-elles être informées par les extensions autoconstruites en façades des immeubles KTT à Hanoï ? L’un de ces cas ne peut constituer un modèle architectural pour l’autre mais il est pourtant possible de croiser les usages, les décorations, les interventions réalisées par les habitants dans deux situations si éloignées. Ainsi, le mouvement d’extériorisation des intérieurs domestiques, (mobilier, tapis, décorations…) en direction des extensions construites en façade opère dans les deux cas. Chaque habitant possède sa propre manière d’investir ces espaces disponibles en plus et enrichit les possibilités de l’architecture. Le catalogue de l’exposition “Les communautés à l’oeuvre”, dirigé par Christophe Hutin dans le cadre du pavillon français pour la XVIIème biennale d’architecture de Venise 2021, offre un panorama de ces écarts entre les deux situations à travers les travaux photographiques notamment de Philippe Ruault. Ainsi une architecture de l’écart doit-elle peut-être tenter de découvrir, au cas par cas, une dialectique des situations, plutôt que de rechercher, par une sorte d’autopsie comparée, l’analyse définitive ou le grand traité total des architectures du monde.